Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Xena, mes fans fictions
Derniers commentaires
10 novembre 2012

L'hiver finira un jour, chapitre 8

Il l'avait entraînée au cœur de la forêt. Quelque part en chemin, le parc avait cédé place aux impétueux arbres qui bordaient le domaine, et la civilisation s'était dissoute, devenant pure sauvagerie à chaque nouveau pas accompli. Gabrielle ne savait pas où il la conduisait ainsi. L'espèce de stupeur qui s'était abattue sur elle au moment de l'agression était devenue peu à peu simple épuisement. Elle se sentait lasse, lasse au plus profond d'elle-même, et perdue. Gaëtan n'avait plus prononcé un mot depuis qu'il l'avait relevée. Il l'avait aidée à monter sur son cheval, avant de les entraîner, elle et sa monture, vers des chemins que Gabrielle ne connaissait pas. Elle n'avait pas pensé à lui demander où ils allaient ainsi. Elle savait simplement que Gaëtan l'éloignait d'un véritable théâtre de mort, et sur le moment, elle en avait ressenti du soulagement. Mais la marche dura ce qui lui sembla des heures. La nuit monta, le froid attaqua sa chair malgré ses nombreux vêtements, Montag commença à protester, mais Gaëtan poursuivait sa route, tenant fermement le cheval par la bride. Il semblait savoir où il allait. Il y eut un moment où Gabrielle voulut parler, l'arrêter, lui demander des explications. Ce moment passa, tout comme le souvenir de cette journée sinistre, et elle s'affaissa sur sa selle, bercée par les mouvements réguliers de Montag, presque abrutie de fatigue. Cela dura... des heures, sans doute. Gabrielle s'endormait lorsque soudain, son cheval stoppa sa marche si brutalement qu'elle faillit tomber.

« Quoi ? » s'exclama-t-elle dans la demi inconscience qui précédait le réveil.

 

Avec un peu de retard, elle s'accrocha à la crinière de Montag qui secoua la tête en signe de protestation. Gabrielle se redressa en prenant appui sur le pommeau et scruta la nuit devant elle.

 

« Heu... Gaëtan? » murmura-t-elle.

 

Il n'y eut aucune réponse.

 

«Gaëtan! » répéta plus fort Gabrielle.

 

Son cheval piaffa avec vigueur, et Gabrielle glissa au sol pour le calmer, le saisissant à la bride.

 

« Chut, Montag, allons. murmura-t-elle. Gaëtan est sûrement près de... »

 

Sa voix s'éteignit d'elle-même. Elle lâcha les rênes de Montag, fit quelques pas dans la neige épaisse, trébucha sur une racine dissimulée et s'écroula lentement par terre, les yeux écarquillés de peur, l'esprit vide. A ses pieds gisait Gaëtan. Ça ne pouvait être que lui, cetteforme immense répandue sur le sol, immobile, comme morte. Et l'espace d'une seconde, Gabrielle crut vraiment qu'il était mort, dans le silence et l'obscurité, aussi évanescent que tous les rêves dont elle s'était nourrie ces dernières semaines. De tous les événements de cette terrible journée, le moment où elle dut affronter sa terreur pour toucher le corps immobile et le retourner fut sans conteste le pire. Elle ne sut jamais où elle trouva le courage de tendre la main. Mais elle le fit, et alors, inexplicablement, tout fut limpide pour elle. Elle toucha l'épaule de Gaëtan sans obtenir la moindre réaction. Agrippant le col de sa vareuse, elle le tira vers elle, dégageant son visage. Il faisait si sombre qu'elle distinguait à peine ses traits. Du bout des doigts, Gabrielle effleura la joue de l'homme qui lui avait sauvé la vie. Elle la trouva à la fois chaude et douce, et ce fut cela qui la tira de sa panique.

 

«Gaëtan... murmura-t-elle. Gaëtan, je vous en prie, réveillez-vous ! »

 

Le palefrenier demeura immobile. Mais sous ses doigts Gabrielle sentait battre son cœur ; il était vivant, elle en était sûre. Relevant la tête, elle scruta les environs à la recherche d'un secours qui ne pouvait pourtant venir de nulle part. Il y avait simplement quelque chose, sur le bord du chemin, quelque chose que Gabrielle ne parvenait pas vraiment à distinguer mais qui formait une tâche plus sombre dans l'obscurité environnante. Il lui fallut un long moment pour comprendre que ce qui lui paraissait nuit au cœur de la nuit était en fait une grotte, une ouverture creusée dans un véritable mur de pierres au beau milieu de nulle part. Gabrielle ne soupçonnait même pas qu'il existât de telles formations rocheuses aux abords du palais. Mais après tout, étaient-ils encore si proches du territoire de son enfance ? Elle n'en avait pas la moindre idée, et cela n'avait aucune importance. Il lui suffisait qu'un chemin se trace dans la nuit totale qui les engloutissait. Un chemin vers un abri possible, vers des murs même nus, même de pierre, pour les protéger au cœur de la tourmente. Alors Gabrielle cessa pour la première fois de sa vie d'être une femme de rêves. Elle n'eut certes pas le choix, en ces heures terribles. Pourtant elle vécut l'instant où il lui fallut agir comme un déchirement. Elle se redressa, les yeux fixés sur la gueule sombre de ce qu'elle pensait être une grotte ; avec la plus grande douceur, elle croisa les bras si lourds de Gaëtan sur sa poitrine, puis saisit de nouveau la vareuse du palefrenier et tira. Elle dut s'y reprendre à trois fois avant que le corps inanimé ne daigne bouger. Elle comprit alors qu'elle était restée immobile très longtemps agenouillée près de Gaëtan, assez longtemps pour que le froid commence son œuvre. Une vague de panique déferla sur elle, balayant toutes ses craintes informulées, galvanisant son effort. Ce fut un acte de survie qu'elle accomplit en traînant le corps de Gaëtan vers la grotte. Et ce fut le premier geste qui fit d'elle l'allié du palefrenier dans la guerre qu'étaient devenues leurs deux existences. Car elle ne l'abandonna pas, cette nuit-là. Elle fit pour lui ce que lui avait fait pour elle. Cette pensée ne perça jamais la lisière de sa conscience tandis qu'elle luttait contre l'inertie du corps et sa propre fatigue. Elle agit d'abord et avant tout parce qu'il ne pouvait en être autrement. Et elle atteignit la grotte à bout de souffle, les bras douloureux du poids de Gaëtan, le dos cassé, le cœur empli de terreur. « Mais s'il était mort ? » chuchotait sans cesse une voix dans son esprit. « Si tu te trompais, si tu ne tenais qu'un cadavre entre tes bras ? Que deviendrais-tu ? ». Elle ne pouvait pas s'arrêter pour écouter cette voix anonyme, qui était peut-être juste celle de la raison. Elle traîna Gaëtan profondément à l'intérieur de la grotte, parce qu'elle voulait l'obscurité des murs plutôt que celle de la nuit. Puis elle ressortit, moitié trébuchant, moitié rampant, jusqu'à Montag qui piaffait devant l'entrée.

 

« Viens là. » murmura-t-elle d'une voix qui n'était pas la sienne.

 

A sa propre surprise, le cheval obéit. Gabrielle sentit son souffle chaud effleurer sa nuque, elle put prendre appui sur ses jambes solides puis sur son poitrail pour se relever. Elle inspira alors, très profondément.

 

« Je dois... soigner Gaëtan, Montag. murmura-t-elle. Tu comprends ? Nous allons rester là cette nuit. Je vais prendre la sacoche de la selle, et il faudrait que tu restes ici, pas trop loin. »

 

Le cheval s'ébroua, ce qui était peut-être sa manière d’acquiescer. Gabrielle hocha alors la tête, comme si Montag pouvait comprendre. Elle prit la sacoche, se battant un instant contre les boucles récalcitrantes entre ses doigts gourds, puis, serrant le précieux trésor contre sa poitrine, elle retourna dans la grotte. Elle tremblait de froid, à présent. Ses dents claquaient, et bientôt ses jambes ne la supporteraient plus. Elle se laissa tomber près de Gaëtan, sur le sol dur mais au moins sec de la grotte. Elle reprit son souffle avec difficulté, tout en ouvrant la sacoche que sa dame de compagnie avait personnellement fait installer sur la selle de Montag depuis le début de leurs excursions. Béatrice avait pensé à y mettre encres et parchemins, connaissant l'habitude qu'avait Gabrielle de s'arrêter n'importe où pour noter quelques pensées éparses. Il y avait aussi une petite fiole d'eau, un nécessaire de couture, et des mouchoirs. Rien d'autre, pas même une boite d'allumettes. En désespoir de cause, Gabrielle vida le contenu de la boite sur ses genoux, mais ce geste d'énervement ne lui apporta même pas le soulagement qu'elle en espérait. Alors elle se leva, laissant tomber tous les objets sur le sol, et revint près de Gaëtan. Elle ne savait pas quoi faire. Elle écarta la vareuse du palefrenier, frémit quand ses mains sentirent une substance poisseuse invisible sur le tissu noir.

 

« Seigneur, murmura-t-elle, guidez ma main. »

 

Elle ferma les yeux une seconde et lorsqu'elle les rouvrit, l'obscurité lui sembla moins implacable. Avec infiniment de délicatesse, elle repoussa la chemise blanche de Gaëtan, puis la tunique courte qu'il portait en dessous pour se protéger du froid. Elle toucha enfin sa peau, qui lui sembla brûlante. Écartant encore les vêtements, elle s'écorcha la paume sur un objet dur. Un flot de sang jaillit. Paniquée, Gabrielle crut un instant que c'était son propre sang qui tâchait ainsi la chemise de Gaëtan. Presque aussitôt, elle comprit. Elle venait de heurter sans le vouloir la flèche qui avait blessé le palefrenier. Elle agit alors dans le plus complet brouillard, sans penser à rien d'autre qu'à ce petit bout de métal et de bois qui volait la vie de Gaëtan. D'un geste dont la fermeté tenait du miracle, elle saisit le carreau de l'arbalète à deux mains et tira. Elle entendit un bruit de déchirure, Gaëtan gémit faiblement. Gabrielle lâcha l'instrument de mort comme si elle s'était brûlée. Ses doigts étaient submergées de sang. Elle retira son châle et l'appliqua contre la blessure dans l'espoir d'arrêter l'hémorragie. Cherchant quelque chose pour fixer le pansement improvisé sur la plaie, elle essaya d'une main d'arracher la chemise de Gaëtan. Sa tentative échoua lamentablement et n'eut pour effet que d'écarter davantage les pans du vêtement rêche, dévoilant la poitrine de Gaëtan. Ce qu'elle vit alors lui arracha un cri de stupeur ; presque sans le vouloir, elle retira sa main, aussitôt inondée de sang.

 

Elle ne reçut pas de réponse. Rien ne vint soulager sa panique, aucune voix ne s 'éleva dans son esprit pour en dissiper le chaos. Elle demeura seule face à l'incompréhensible. Car dévoilé, sans défense, aux portes de la mort peut-être, Gaëtan venait de révéler son secret. Et c'était un mystère si total que pour la première fois de sa vie, Gabrielle fut incapable d'en appeler à Dieu. Même le créateur de toutes choses ne pouvait expliquer cette monstruosité. Inconsciemment, mue par l'horreur, Gabrielle retira sa main de la blessure sanglante, pour mettre de la distance entre elle et l'être étendu à ses pieds. Ce n'était pas possible. C'était inconcevable. De toute son âme, Gabrielle hurlait en silence. Il lui sembla que la seule chose à faire était de s'enfuir, de partir le plus loin possible sans se retourner, d'enterrer à tout jamais le souvenir de cette nuit d'horreur et de larmes. Pourtant elle revint, inexorablement, elle se rapprocha de Gaëtan, ses mains agissant d'elles-mêmes pour arrêter le flot sanglant, et peut-être stopper cette vie qui s'échappait. Elle ne savait pas qui elle sauvait ainsi. Homme, femme, monstre sans identité, démon, elle l'ignorait, et rien dans tout ce qu'elle avait appris depuis l'enfance ne pouvait le lui révéler. Pourtant elle agit. Elle entoura la blessure de Gaëtan avec son châle déjà souillé, serra de toutes ses forces, rabattit les pans de la chemise et réussit pendant toutes ces opérations à ne jamais poser les yeux sur ce que le hasard lui avait révélé. De toute son âme, elle hurlait en silence. Agenouillée en terre, elle soigna avec ses faibles moyens l'être qui n'était ni homme ni femme et qui gisait à ses pieds. Elle fit tout cela les dents serrées sur son dégoût. Et lorsque ce fut enfin terminé, elle se laissa aller contre la paroi de la grotte, l'épaule de Gaëtan frôlant sa cuisse, les gémissements haletants qui échappaient au blessé brisant seuls le silence. Elle resta longtemps ainsi, à mi-chemin entre la simple horreur et l'épuisement total. Son Dieu ne vint pas à elle durant ces heures qui étaient finalement des heures de veille auprès d'un mourant. Mais sans doute son Dieu ne le pouvait-il pas. Ce fut en elle-même que Gabrielle trouva alors la force de la pitié. Elle n'eut qu'un geste à faire, en réalité. Elle tendit la main, sa main tâchée du sang d'un autre, et prit doucement celle de Gaëtan.

 

« Ça va aller... » murmura-t-elle d'une voix presque indistincte.

 

Pour la deuxième fois de la journée, elle pensa à sa mère, ce souvenir presque effacé que seule la perspective de la mort prochaine avait pu faire resurgir. Il lui vint à l'esprit que peut-être sa mère, une mère, aurait fait cela. Se serait assise près de Gaëtan et lui aurait tenu la main, en murmurant des phrases apaisantes. Se laissant glisser le long de la paroi, Gabrielle accepta de s'approcher encore du monstre nommé Gaëtan. Elle joignit les deux mains, gardant celle du palefrenier serrée entre les siennes.

 

« Ça va aller. » répéta-t-elle en se penchant.

 

Gaëtan ouvrit brusquement les yeux, faisant tressaillir Gabrielle qui faillit tomber. Il leva sa main libre, vers Gabrielle sembla-t-il, mais cette main brisée retomba presque aussitôt dans un soupir de souffrance. Face au regard clair de Gaëtan, Gabrielle sentit monter des larmes. Parce qu'elle ne pouvait pas, en fixant ces yeux étranges, ne pas se souvenir de l'être fou et courageux qui lui avait fait rempart de son corps face à la mort.

 

« Ô Vierge radieuse. » répéta-t-elle dans un effort désespéré pour comprendre, comprendre vraiment ce qui leur arrivait.

 

Gaëtan leva de nouveau la main, et cette fois réussit à frôler la joue de Gabrielle, figée de stupeur.

 

« O li ta me, mi cairn. » murmura le palefrenier à l'agonie. Il répéta ces mots incompréhensibles encore et encore, litanie qui ressemblait à une prière. Puis il ferma les yeux dans un soupir. Gabrielle le regarda une seconde, vit qu'il respirait toujours. Alors, enfin, elle plongea en Dieu. Si longtemps, si ardemment qu'au bout de trop d'heures et de minutes elle finit par s'endormir, tenant toujours entre les siennes la main chaude de Gaëtan. Elle le sauva, cette nuit-là. Mais c'est lui qui en vérité l'arracha à la mort. Et ainsi, ils furent liés. Parce qu'elle était Gabrielle, fille de roi, femme de rêves brisés. Mais aussi parce qu'il était Gaëtan, sauvagerie à l'état pur, ils furent liés.

 

 

 

 

 

 

 

 

Publicité
Commentaires
Xena, mes fans fictions
Publicité
Archives
Publicité