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Xena, mes fans fictions

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20 novembre 2012

L'hiver finira un jour, chapitre 10

Vint un moment où elle perdit le compte des jours. Où la succession sans fin de la lumière et des ténèbres ne signifia plus rien pour elle que des instants fugitifs, disparus aussitôt qu'entraperçus. Vint un moment où les exigences même du corps, la faim, la soif, le froid, s'effacèrent de la frange de sa conscience. La seule chose qu'elle percevait encore était le souffle, si faible mais toujours présent, de Gaëtan. Elle avait renoncé depuis longtemps à quitter l'abri de la grotte. Elle ne sortait que pour ramasser un peu de neige, sans illusion sur le bref soulagement procuré par le fait de la laisser fondre dans sa bouche, mue seulement par l'instinct. Oui, elle faillit vraiment choisir de se laisser mourir durant les jours qui suivirent le bref sursaut de Gaëtan hors de l'inconscience. Et si elle prit finalement un autre chemin, ce fut seulement parce qu'un matin, un matin chargé de neige et presque sombre, elle trouva Gaëtan plongé dans une sommeil semblable à la mort. Le visage du palefrenier était livide, plus pâle qu'elle ne l'avait jamais vu. Les faibles crispations qui l'avaient animé jusque-là avaient fait place à une immobilité terrifiante, comme s'il gisait dans un cercueil de glace. Sa poitrine ne bougeait plus. Et lorsque Gabrielle frôla sa main inerte, elle la trouva froide, aussi froide que la neige qu'elle avait ramassé quelques heures plus tôt. La terreur alors s'abattit sur elle comme une furie. Elle se jeta en arrière, fuyant le corps gisant avec horreur, elle recula jusqu'à sortir de la grotte sans la moindre pensée consciente. « Non » hurla silencieusement son esprit. « Non, il n'est pas mort. Je peux encore le sauver ». Et elle allait le faire. Oui, elle allait faire ce que la peur l'avait empêchée d'accomplir jusqu'ici. Il n'était pas trop tard. Il fallait simplement qu'elle trouve quelqu'un pour l'aider. Alors elle partit. Droit devant elle, comme une aveugle, elle partit. Elle trébucha plusieurs fois sur la croûte de neige qui avait gelé, s'écorcha la main contre un bloc de glace qui faillit la faire tomber, mais rien de tout ceci ne pénétra son esprit conscient. Elle partit comme on fuit, le cœur battant à ses oreilles, poussée par la peur et le désespoir. Elle ne réalisa même pas qu'elle s'enfonçait dans la forêt. Sa longue jupe s'accrochait aux buissons sans ralentir sa marche. Deux fois une branche vint la frapper au visage, deux fois elle tressaillit à peine, insensible à la douleur. Elle avança. Elle avança tant et si bien que la lumière du jour diminua peu à peu, étouffée par la végétation de plus en plus touffue, par la nuit proche aussi, peut-être. Gabrielle n'en eut cure. Son pas se fit moins rapide tandis qu'elle affrontait des fourrées inextricables, il lui fallut bientôt déployer une énergie formidable pour s'arracher à la fois aux branches et à la neige traîtresse de ces bois. Elle se mit à haleter. L'air glacé brûlait ses poumons à chaque inspiration, toujours plus douloureux. Très vite une pointe aiguë déchira son côté droit comme son souffle se faisait court. Elle plaqua une main sur sa poitrine, utilisant l'autre pour repousser les branches qui tentaient de freiner sa marche. Elle entendit soudain un hurlement lointain, un cri rauque qui déchira le silence de la forêt. Sans même redresser la tête, tout son corps mû par le seul désespoir, elle accéléra encore l'allure. Elle courait presque. Elle eut l'impression curieuse que sa marche durait des heures et quelques minutes en même temps. Puis le hurlement s'éleva de nouveau, beaucoup plus près cette fois, et aussitôt suivi d'un autre. Gabrielle tourna instinctivement la tête dans la direction du bruit. Son pied gauche s'enfonça soudain, elle battit des bras désespérément, mais rien n'y fit. Elle s'écroula au sol. Elle resta immobile quelques secondes, avant que le froid contre sa joue ne perce son hébétude. Avec effort, en posant les mains de chaque côté de son corps, elle se redressa lentement. Elle vit les yeux jaunes de l'animal avant même de réaliser de quoi il s'agissait. Un loup. Un loup efflanqué, les cotes saillantes sous sa maigre fourrure, le bassin au ras du sol. Un loup encore plus misérable qu'elle-même

 

« Oh, mon Dieu. » gémit Gabrielle.

Les oreilles de l'animal se couchèrent. Sans un bruit, il pivota un peu, vers la gauche. Gabrielle l'imita. Elle comprit alors que ce n'était pas sa prière qui avait fait réagir le loup. Car elle la vit. Même si elle ne pouvait en croire ses yeux, elle la vit, elle vit la silhouette debout à quelques mètres d'elle.

«Gaëtan? » murmura-t-elle, en une question qui contenait déjà sa propre réponse.

La silhouette bougea un peu, et le loup bondit. Gabrielle cria alors, de toute la force de son désespoir. Gaëtan esquissa un pas de côté, comme une danse songea-t-elle obscurément. Son bras droit jusqu'alors dissimulé derrière son dos jaillit soudain, brandissant une énorme branche qui vint frapper le loup en plein saut. Il y eut un craquement sonore, l'animal retomba au sol avec un jappement de souffrance. Gaëtan, emporté par l 'élan, faillit s'écrouler à son tour. Il se rattrapa en prenant appui sur son arme improvisée. Avec terreur, Gabrielle vit le loup se relever, secouer sa tête énorme.

« Non ! » cria-t-elle.

Mais l'animal ne repartit pas à l'attaque. Titubant un peu, il recula sans jamais tourner le dos à Gaëtan. Il s'enfonça dans les fourrés et finit par disparaître. Pendant quelques secondes, Gabrielle resta figée, la bouche ouverte sur son cri désormais éteint, incapable de croire à la réalité de cette silhouette courbée devant elle.

«Gaëtan? » réussit-elle enfin à murmurer.

 

Le palefrenier releva lentement la tête. Il s'appuyait toujours sur la branche, et respirait vite, de façon superficielle. Mais son regard flamboyait.

 

« Je déteste les loups. » lacha-t-il d'une voix rauque, presque éteinte.

 

Gabrielle se releva. Avec lenteur elle s'approcha de l'homme toujours immobile, elle avança jusqu'à pouvoir le toucher rien qu'en tendant la main. Gaëtan la regardait toujours. Il était pâle, aussi pâle qu'une apparition. Un fin voile de sueur perlait sur son front. Il tenait une de ses mains appuyée contre son ventre, à l'endroit où la flèche de Montferrand l'avait frappé. Il tremblait.

 

«Gaëtan . » répéta Gabrielle, cette fois sous la forme d'une affirmation, parce qu'il était vraiment là. « Mais vous étiez... vous étiez... je vous ai cru mort « !

 

Le palefrenier sourit. Oui, aussi surprenant que cela put paraître, il sourit, d'un sourire grimaçant et douloureux certes, mais néanmoins réel.

 

« Je ne suis pas encore mort. » dit-il de sa voix basse, si rauque, si... familière.

 

Il esquissa un mouvement, qui suffit à le déséquilibrer. Lorsqu'il vacilla, Gabrielle se précipita. Le poids de Gaëtan s'abattit sur elle, et elle se retrouva à lutter de toutes ses forces pour simplement rester debout. Elle réussit, sans trop savoir comment, à glisser le bras de Gaëtan autour de ses épaules. Mais il était si lourd, cet homme échappé des griffes de la mort, il était si lourd, et elle-même se sentait si faible. Elle tomba à genoux, accompagnant Gaëtan dans sa chute. Pourtant elle ne le lâcha pas. Elle refusa d'accorder cette dernière satisfaction au destin, elle se battit pour tenir le palefrenier alors même que son propre corps avouait sa défaite. Elle ne pouvait pas le porter, elle ne pouvait même pas le soutenir. Mais elle pouvait le serrer contre elle, aussi fort qu'il était humainement possible. Elle pouvait ne pas l'abandonner.

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15 novembre 2012

L'hiver finira un jour, chapitre 9

Ce fut la lumière qui la réveilla. Une lumière merveilleusement chaude et violente, comme si quelqu'un avait enfin décidé de déchirer les ténèbres pour laisser le soleil profiter du maigre interstice ainsi créé. Elle émergea du sommeil avec la difficulté d'une noyée, l'esprit embrumé, le corps gourd. Le jour s'était levé. Il éclairait la grotte d'une lueur étrange, presque fauve, qui étincelait sur les parois humides. Gabrielle tenta de se redresser malgré les protestations de ses muscles. Elle se demandait encore où elle était lorsqu'une pensée soudaine fracassa le brouillard de son esprit. Elle pivota brusquement, le mouvement lui arracha un faible cri. La forme sombre de Gaëtan était toujours là, près d'elle, immobile. Gabrielle n'eut qu'à tendre la main pour la toucher et sentir sous ses doigts la faible respiration d'un corps en souffrance.

« Merci, Seigneur. » murmura-t-elle.

Elle s'accorda ainsi quelques secondes à écouter simplement la vie qui s'éveillait en elle, la vie qui persistait encore près d'elle. Lentement son esprit sortait des brumes. Il lui fallut de longues minutes pour prendre la décision très simple de se lever. Elle s'appuya lourdement contre la paroi de la grotte, essaya de bouger ses jambes engourdies, sans aucun succès. Ce fut l'idée du soleil qui lui donna enfin la force de bouger. Elle se releva, trébucha, décida que ramper était encore la meilleure solution. Elle atteignit ainsi l'extérieur, s'écorchant les genoux sur la pierre coupante de ce qui leur avait servi d'abri pour la nuit, ses mains encore couvertes de sang, tremblant de peur rétrospective ou de froid, elle ne savait pas très bien. Enfin elle frôla la neige de ses doigts. La clarté du jour l'aveugla quelques secondes, saturant ses sens déjà meurtris.

« Seigneur, veillez sur vos enfants. » articula-t-elle d'une voix rauque, presque cassée, qu'elle ne reconnut pas comme la sienne.

Elle saisit une pleine poignée de neige et s'en frotta le visage, accueillant avec ivresse la sensation douce et froide contre sa peau. Ce n'était pas de l'eau, ce n'était même pas un chiffon humide, mais cela suffit à éclaircir définitivement son esprit et rien que pour ce minuscule miracle elle avait envie de remercier Dieu. Elle ramassa encore un peu de neige, qu'elle mit cette fois dans sa bouche. Puis pendant quelques minutes elle resta là, moitié assise moitié couchée sous le froid soleil de ce matin d'hiver. Que devait-elle faire à présent ? Il lui semblait que des jours entiers s'étaient écoulés depuis l'instant fou qui avait vu un homme chargé de sa protection tenter de l'assassiner. Mais cela ne pouvait que se compter en nombre d'heures, malgré ce que son esprit voulait lui faire croire. Sa disparition devait être maintenant connue de tous, et sans doute un bataillon de soldats parcourait-il les bois pour la retrouver. Il suffisait d'attendre. Tôt ou tard, quelqu'un viendrait à son secours. Même si Gabrielle n'avait aucune idée de l'endroit où Gaëtan les avait conduits, elle ne pouvait croire que les soldats chargés de sa protection ne finissent pas par venir jusqu'ici, comme le commandait leur devoir. Peut-être était-elle à l'heure actuelle très loin du palais. Peut-être aussi la course de Gaëtan n'avait-elle fait que les entraîner dans la direction opposée au lac, sans vraiment quitter le domaine royal.

« Oui. » murmura Gabrielle, le visage tourné vers le ciel. « Oui, quelqu'un va venir, c'est inévitable. »

Se l'entendre dire à voix haute ne fit, étrangement, que ressusciter son angoisse. Car même si elle avait raison, il pouvait s'écouler des heures avant que les soldats ne retrouvent sa trace. Jusqu'à cette issue qu'elle espérait probable, elle demeurait seule, au chevet d'un être blessé dont elle ne savait ni ce qu'il était, ni comment l'aider. Elle songea bien à partir, à chevaucher Montag en se fiant au cheval pour retrouver sans faillir le chemin du palais. Mais cette idée ne fit qu'effleurer sa conscience. D'une part elle ignorait totalement où se situait la grotte qui leur avait servi de refuge. D'autre part il lui était impossible de laisser Gaëtan derrière elle. Elle n'avait donc pas le choix. Elle devait rester ici, et attendre un éventuel secours. Et prier pour que celui-ci arrive à temps.

Cependant la question restait entière : que devait-elle faire ? Elle n'avait ni eau ni provisions, et certainement aucun moyen de soigner Gaëtan. Dans ses vêtements humides, elle tremblait de froid, ce qui la faisait douter de sa capacité à endurer une autre nuit glaciale dans cette grotte qui ne leur fournissait que l'illusion d'un abri. Gabrielle se redressa un peu, ramenant ses mains engourdies contre sa poitrine. Pour la première fois, elle s'avisa qu'il avait dû neiger au cours de son sommeil. Il ne restait devant la grotte aucune trace de leur arrivée, pas même l'empreinte d'un sabot. Et Montag n'était nulle part visible. A cette pensée, une bouffée de désespoir envahit Gabrielle. Même si elle n'avait pas réellement envisagé de partir avec le cheval, découvrir que celui-ci avait disparu anéantit en elle toute perspective de s'arracher à son sort par ses propres moyens. Elle était définitivement seule. Perdue au milieu de nulle part. Elle sentit des sanglots gonfler dans sa poitrine. Par un prodigieux effort elle repoussa les larmes qui menaçaient, tenta une prière intérieure pour maîtriser sa panique grandissante. Elle était fille de Dieu. Elle se devait d'accepter le sort qui la frappait, et d'espérer en la miséricorde infinie du maître de toute chose.

« Cesse de te focaliser sur ce que tu ne peux pas faire » s'ordonna-t-elle silencieusement. « Agir est une prière ».

C'était ainsi qu'elle avait toujours conçu son rapport privilégié avec Dieu. Puisqu'il lui était impossible d'obtenir jamais une réponse claire à ses prières, elle s'était longtemps accommodée du silence en transformant chaque acte en célébration muette de l'Etre qui donnait la vie. C'était une manière de combattre le désespoir. Et plus que jamais elle avait besoin d'y croire. Elle ramassa une nouvelle poignée de neige puis, toujours rampant, elle revint péniblement vers la forme allongée près de la paroi la plus sombre de la grotte. En s'approchant de Gaëtan, elle sentit son esprit lâcher prise quelques secondes, alors qu'elle faisait face non seulement à la nécessité de toucher le palefrenier, mais aussi à la question sans réponse des soins qu'elle pouvait lui apporter. Qu'était-elle censée faire ? Elle ne le savait pas. Elle ne savait même pas ce qu'était cet homme qui n'était pas un homme, cet être sauvage qui avait soudain jailli de nulle part pour la ravir à la mort. Elle se rappela la nuit précédente, la chevauchée interminable dans la forêt, les mots étranges qu'avait murmurés tant de fois Gaëtan alors qu'elle se tenait agenouillée près de lui dans le froid glacial. Elle se souvint d'avoir pensé à sa mère en tenant les mains du blessé entre les siennes. A sa mère, cette femme disparue depuis si longtemps de sa mémoire. De cela, peut-être plus encore que du reste, elle était redevable au mystérieux être que le destin avait placé sur sa route. Alors Gabrielle posa une main sur le front de Gaëtan, dans un geste d'abandon qui ne signifiait rien d'autre que la gratitude. Le palefrenier n'eut aucune réaction. Gabrielle trouva sa peau brûlante sous ses doigts, presque incandescente. La fièvre dévorait Gaëtan, comprit-elle soudain,avec une clarté aveuglante. Elle poussa un soupir qu'elle n'entendit même pas. A gestes lents, elle déposa un peu de neige sur les lèvres crevassées de Gaëtan, puis réarrangea sa vareuse dans le but sans doute vain de le protéger mieux du froid. Elle ramena ensuite les genoux sous son menton, essayant de ranimer sa propre chaleur. Et elle attendit. Sa hanche touchait l'épaule de Gaëtan, elle avait gardé entre les siennes la main inerte du palefrenier, elle ne bougeait plus. Parce qu'elle ne savait que faire d'autre, parce que quitter cette grotte était au-dessus de ses forces, elle attendit. Elle pria. Elle accepta. Femme de rêves, elle sortit ainsi de la réalité. Mais ce fut pour mieux l'aimer.

10 novembre 2012

L'hiver finira un jour, chapitre 8

Il l'avait entraînée au cœur de la forêt. Quelque part en chemin, le parc avait cédé place aux impétueux arbres qui bordaient le domaine, et la civilisation s'était dissoute, devenant pure sauvagerie à chaque nouveau pas accompli. Gabrielle ne savait pas où il la conduisait ainsi. L'espèce de stupeur qui s'était abattue sur elle au moment de l'agression était devenue peu à peu simple épuisement. Elle se sentait lasse, lasse au plus profond d'elle-même, et perdue. Gaëtan n'avait plus prononcé un mot depuis qu'il l'avait relevée. Il l'avait aidée à monter sur son cheval, avant de les entraîner, elle et sa monture, vers des chemins que Gabrielle ne connaissait pas. Elle n'avait pas pensé à lui demander où ils allaient ainsi. Elle savait simplement que Gaëtan l'éloignait d'un véritable théâtre de mort, et sur le moment, elle en avait ressenti du soulagement. Mais la marche dura ce qui lui sembla des heures. La nuit monta, le froid attaqua sa chair malgré ses nombreux vêtements, Montag commença à protester, mais Gaëtan poursuivait sa route, tenant fermement le cheval par la bride. Il semblait savoir où il allait. Il y eut un moment où Gabrielle voulut parler, l'arrêter, lui demander des explications. Ce moment passa, tout comme le souvenir de cette journée sinistre, et elle s'affaissa sur sa selle, bercée par les mouvements réguliers de Montag, presque abrutie de fatigue. Cela dura... des heures, sans doute. Gabrielle s'endormait lorsque soudain, son cheval stoppa sa marche si brutalement qu'elle faillit tomber.

« Quoi ? » s'exclama-t-elle dans la demi inconscience qui précédait le réveil.

 

Avec un peu de retard, elle s'accrocha à la crinière de Montag qui secoua la tête en signe de protestation. Gabrielle se redressa en prenant appui sur le pommeau et scruta la nuit devant elle.

 

« Heu... Gaëtan? » murmura-t-elle.

 

Il n'y eut aucune réponse.

 

«Gaëtan! » répéta plus fort Gabrielle.

 

Son cheval piaffa avec vigueur, et Gabrielle glissa au sol pour le calmer, le saisissant à la bride.

 

« Chut, Montag, allons. murmura-t-elle. Gaëtan est sûrement près de... »

 

Sa voix s'éteignit d'elle-même. Elle lâcha les rênes de Montag, fit quelques pas dans la neige épaisse, trébucha sur une racine dissimulée et s'écroula lentement par terre, les yeux écarquillés de peur, l'esprit vide. A ses pieds gisait Gaëtan. Ça ne pouvait être que lui, cetteforme immense répandue sur le sol, immobile, comme morte. Et l'espace d'une seconde, Gabrielle crut vraiment qu'il était mort, dans le silence et l'obscurité, aussi évanescent que tous les rêves dont elle s'était nourrie ces dernières semaines. De tous les événements de cette terrible journée, le moment où elle dut affronter sa terreur pour toucher le corps immobile et le retourner fut sans conteste le pire. Elle ne sut jamais où elle trouva le courage de tendre la main. Mais elle le fit, et alors, inexplicablement, tout fut limpide pour elle. Elle toucha l'épaule de Gaëtan sans obtenir la moindre réaction. Agrippant le col de sa vareuse, elle le tira vers elle, dégageant son visage. Il faisait si sombre qu'elle distinguait à peine ses traits. Du bout des doigts, Gabrielle effleura la joue de l'homme qui lui avait sauvé la vie. Elle la trouva à la fois chaude et douce, et ce fut cela qui la tira de sa panique.

 

«Gaëtan... murmura-t-elle. Gaëtan, je vous en prie, réveillez-vous ! »

 

Le palefrenier demeura immobile. Mais sous ses doigts Gabrielle sentait battre son cœur ; il était vivant, elle en était sûre. Relevant la tête, elle scruta les environs à la recherche d'un secours qui ne pouvait pourtant venir de nulle part. Il y avait simplement quelque chose, sur le bord du chemin, quelque chose que Gabrielle ne parvenait pas vraiment à distinguer mais qui formait une tâche plus sombre dans l'obscurité environnante. Il lui fallut un long moment pour comprendre que ce qui lui paraissait nuit au cœur de la nuit était en fait une grotte, une ouverture creusée dans un véritable mur de pierres au beau milieu de nulle part. Gabrielle ne soupçonnait même pas qu'il existât de telles formations rocheuses aux abords du palais. Mais après tout, étaient-ils encore si proches du territoire de son enfance ? Elle n'en avait pas la moindre idée, et cela n'avait aucune importance. Il lui suffisait qu'un chemin se trace dans la nuit totale qui les engloutissait. Un chemin vers un abri possible, vers des murs même nus, même de pierre, pour les protéger au cœur de la tourmente. Alors Gabrielle cessa pour la première fois de sa vie d'être une femme de rêves. Elle n'eut certes pas le choix, en ces heures terribles. Pourtant elle vécut l'instant où il lui fallut agir comme un déchirement. Elle se redressa, les yeux fixés sur la gueule sombre de ce qu'elle pensait être une grotte ; avec la plus grande douceur, elle croisa les bras si lourds de Gaëtan sur sa poitrine, puis saisit de nouveau la vareuse du palefrenier et tira. Elle dut s'y reprendre à trois fois avant que le corps inanimé ne daigne bouger. Elle comprit alors qu'elle était restée immobile très longtemps agenouillée près de Gaëtan, assez longtemps pour que le froid commence son œuvre. Une vague de panique déferla sur elle, balayant toutes ses craintes informulées, galvanisant son effort. Ce fut un acte de survie qu'elle accomplit en traînant le corps de Gaëtan vers la grotte. Et ce fut le premier geste qui fit d'elle l'allié du palefrenier dans la guerre qu'étaient devenues leurs deux existences. Car elle ne l'abandonna pas, cette nuit-là. Elle fit pour lui ce que lui avait fait pour elle. Cette pensée ne perça jamais la lisière de sa conscience tandis qu'elle luttait contre l'inertie du corps et sa propre fatigue. Elle agit d'abord et avant tout parce qu'il ne pouvait en être autrement. Et elle atteignit la grotte à bout de souffle, les bras douloureux du poids de Gaëtan, le dos cassé, le cœur empli de terreur. « Mais s'il était mort ? » chuchotait sans cesse une voix dans son esprit. « Si tu te trompais, si tu ne tenais qu'un cadavre entre tes bras ? Que deviendrais-tu ? ». Elle ne pouvait pas s'arrêter pour écouter cette voix anonyme, qui était peut-être juste celle de la raison. Elle traîna Gaëtan profondément à l'intérieur de la grotte, parce qu'elle voulait l'obscurité des murs plutôt que celle de la nuit. Puis elle ressortit, moitié trébuchant, moitié rampant, jusqu'à Montag qui piaffait devant l'entrée.

 

« Viens là. » murmura-t-elle d'une voix qui n'était pas la sienne.

 

A sa propre surprise, le cheval obéit. Gabrielle sentit son souffle chaud effleurer sa nuque, elle put prendre appui sur ses jambes solides puis sur son poitrail pour se relever. Elle inspira alors, très profondément.

 

« Je dois... soigner Gaëtan, Montag. murmura-t-elle. Tu comprends ? Nous allons rester là cette nuit. Je vais prendre la sacoche de la selle, et il faudrait que tu restes ici, pas trop loin. »

 

Le cheval s'ébroua, ce qui était peut-être sa manière d’acquiescer. Gabrielle hocha alors la tête, comme si Montag pouvait comprendre. Elle prit la sacoche, se battant un instant contre les boucles récalcitrantes entre ses doigts gourds, puis, serrant le précieux trésor contre sa poitrine, elle retourna dans la grotte. Elle tremblait de froid, à présent. Ses dents claquaient, et bientôt ses jambes ne la supporteraient plus. Elle se laissa tomber près de Gaëtan, sur le sol dur mais au moins sec de la grotte. Elle reprit son souffle avec difficulté, tout en ouvrant la sacoche que sa dame de compagnie avait personnellement fait installer sur la selle de Montag depuis le début de leurs excursions. Béatrice avait pensé à y mettre encres et parchemins, connaissant l'habitude qu'avait Gabrielle de s'arrêter n'importe où pour noter quelques pensées éparses. Il y avait aussi une petite fiole d'eau, un nécessaire de couture, et des mouchoirs. Rien d'autre, pas même une boite d'allumettes. En désespoir de cause, Gabrielle vida le contenu de la boite sur ses genoux, mais ce geste d'énervement ne lui apporta même pas le soulagement qu'elle en espérait. Alors elle se leva, laissant tomber tous les objets sur le sol, et revint près de Gaëtan. Elle ne savait pas quoi faire. Elle écarta la vareuse du palefrenier, frémit quand ses mains sentirent une substance poisseuse invisible sur le tissu noir.

 

« Seigneur, murmura-t-elle, guidez ma main. »

 

Elle ferma les yeux une seconde et lorsqu'elle les rouvrit, l'obscurité lui sembla moins implacable. Avec infiniment de délicatesse, elle repoussa la chemise blanche de Gaëtan, puis la tunique courte qu'il portait en dessous pour se protéger du froid. Elle toucha enfin sa peau, qui lui sembla brûlante. Écartant encore les vêtements, elle s'écorcha la paume sur un objet dur. Un flot de sang jaillit. Paniquée, Gabrielle crut un instant que c'était son propre sang qui tâchait ainsi la chemise de Gaëtan. Presque aussitôt, elle comprit. Elle venait de heurter sans le vouloir la flèche qui avait blessé le palefrenier. Elle agit alors dans le plus complet brouillard, sans penser à rien d'autre qu'à ce petit bout de métal et de bois qui volait la vie de Gaëtan. D'un geste dont la fermeté tenait du miracle, elle saisit le carreau de l'arbalète à deux mains et tira. Elle entendit un bruit de déchirure, Gaëtan gémit faiblement. Gabrielle lâcha l'instrument de mort comme si elle s'était brûlée. Ses doigts étaient submergées de sang. Elle retira son châle et l'appliqua contre la blessure dans l'espoir d'arrêter l'hémorragie. Cherchant quelque chose pour fixer le pansement improvisé sur la plaie, elle essaya d'une main d'arracher la chemise de Gaëtan. Sa tentative échoua lamentablement et n'eut pour effet que d'écarter davantage les pans du vêtement rêche, dévoilant la poitrine de Gaëtan. Ce qu'elle vit alors lui arracha un cri de stupeur ; presque sans le vouloir, elle retira sa main, aussitôt inondée de sang.

 

Elle ne reçut pas de réponse. Rien ne vint soulager sa panique, aucune voix ne s 'éleva dans son esprit pour en dissiper le chaos. Elle demeura seule face à l'incompréhensible. Car dévoilé, sans défense, aux portes de la mort peut-être, Gaëtan venait de révéler son secret. Et c'était un mystère si total que pour la première fois de sa vie, Gabrielle fut incapable d'en appeler à Dieu. Même le créateur de toutes choses ne pouvait expliquer cette monstruosité. Inconsciemment, mue par l'horreur, Gabrielle retira sa main de la blessure sanglante, pour mettre de la distance entre elle et l'être étendu à ses pieds. Ce n'était pas possible. C'était inconcevable. De toute son âme, Gabrielle hurlait en silence. Il lui sembla que la seule chose à faire était de s'enfuir, de partir le plus loin possible sans se retourner, d'enterrer à tout jamais le souvenir de cette nuit d'horreur et de larmes. Pourtant elle revint, inexorablement, elle se rapprocha de Gaëtan, ses mains agissant d'elles-mêmes pour arrêter le flot sanglant, et peut-être stopper cette vie qui s'échappait. Elle ne savait pas qui elle sauvait ainsi. Homme, femme, monstre sans identité, démon, elle l'ignorait, et rien dans tout ce qu'elle avait appris depuis l'enfance ne pouvait le lui révéler. Pourtant elle agit. Elle entoura la blessure de Gaëtan avec son châle déjà souillé, serra de toutes ses forces, rabattit les pans de la chemise et réussit pendant toutes ces opérations à ne jamais poser les yeux sur ce que le hasard lui avait révélé. De toute son âme, elle hurlait en silence. Agenouillée en terre, elle soigna avec ses faibles moyens l'être qui n'était ni homme ni femme et qui gisait à ses pieds. Elle fit tout cela les dents serrées sur son dégoût. Et lorsque ce fut enfin terminé, elle se laissa aller contre la paroi de la grotte, l'épaule de Gaëtan frôlant sa cuisse, les gémissements haletants qui échappaient au blessé brisant seuls le silence. Elle resta longtemps ainsi, à mi-chemin entre la simple horreur et l'épuisement total. Son Dieu ne vint pas à elle durant ces heures qui étaient finalement des heures de veille auprès d'un mourant. Mais sans doute son Dieu ne le pouvait-il pas. Ce fut en elle-même que Gabrielle trouva alors la force de la pitié. Elle n'eut qu'un geste à faire, en réalité. Elle tendit la main, sa main tâchée du sang d'un autre, et prit doucement celle de Gaëtan.

 

« Ça va aller... » murmura-t-elle d'une voix presque indistincte.

 

Pour la deuxième fois de la journée, elle pensa à sa mère, ce souvenir presque effacé que seule la perspective de la mort prochaine avait pu faire resurgir. Il lui vint à l'esprit que peut-être sa mère, une mère, aurait fait cela. Se serait assise près de Gaëtan et lui aurait tenu la main, en murmurant des phrases apaisantes. Se laissant glisser le long de la paroi, Gabrielle accepta de s'approcher encore du monstre nommé Gaëtan. Elle joignit les deux mains, gardant celle du palefrenier serrée entre les siennes.

 

« Ça va aller. » répéta-t-elle en se penchant.

 

Gaëtan ouvrit brusquement les yeux, faisant tressaillir Gabrielle qui faillit tomber. Il leva sa main libre, vers Gabrielle sembla-t-il, mais cette main brisée retomba presque aussitôt dans un soupir de souffrance. Face au regard clair de Gaëtan, Gabrielle sentit monter des larmes. Parce qu'elle ne pouvait pas, en fixant ces yeux étranges, ne pas se souvenir de l'être fou et courageux qui lui avait fait rempart de son corps face à la mort.

 

« Ô Vierge radieuse. » répéta-t-elle dans un effort désespéré pour comprendre, comprendre vraiment ce qui leur arrivait.

 

Gaëtan leva de nouveau la main, et cette fois réussit à frôler la joue de Gabrielle, figée de stupeur.

 

« O li ta me, mi cairn. » murmura le palefrenier à l'agonie. Il répéta ces mots incompréhensibles encore et encore, litanie qui ressemblait à une prière. Puis il ferma les yeux dans un soupir. Gabrielle le regarda une seconde, vit qu'il respirait toujours. Alors, enfin, elle plongea en Dieu. Si longtemps, si ardemment qu'au bout de trop d'heures et de minutes elle finit par s'endormir, tenant toujours entre les siennes la main chaude de Gaëtan. Elle le sauva, cette nuit-là. Mais c'est lui qui en vérité l'arracha à la mort. Et ainsi, ils furent liés. Parce qu'elle était Gabrielle, fille de roi, femme de rêves brisés. Mais aussi parce qu'il était Gaëtan, sauvagerie à l'état pur, ils furent liés.

 

 

 

 

 

 

 

 

1 novembre 2012

L'hiver finira un jour, chapitre 7

C'était en ces lieux que Gabrielle ressentait au plus profond de son être toute la force du Dieu vivant. Là, dans le froid brûlant, au cœur du silence, s'allumait en elle la flamme mystérieuse qui faisait chanter son âme. Depuis toujours la nature avait éveillé ses sens. Tout enfant déjà, à l'époque où son univers ne s'était pas encore rétréci de murs, elle était venue chercher dans le parc la présence du Dieu que sa destinée la condamnait à servir. Et c'était en contemplant les eaux du lac qu'elle la trouvait. Elle ne savait ni pourquoi cela lui était nécessaire, ni dans quelle mesure cette recherche témoignait de sa propre incapacité à s'abandonner entièrement à sa foi, mais elle avait continué de prier, chaque jour, chaque nuit, pour que s'élève enfin, en elle et dans le cœur de chaque homme, le rayonnant amour de Celui qui était mort en leur nom. Elle était fille de roi. Destinée, un jour, à devenir la femme de celui qui succéderait à son père, et dont elle serait la servante à jamais. Tels étaient les mots qu'on lui avait enseignés pendant que sa vie s'écoulait lentement derrière les murailles du château et que son cœur peu à peu se noyait de solitude. Servante de Dieu aujourd'hui, servante d'un homme bientôt, servante enfin de tous et pour toute l'éternité, c'était son destin qui s'écrivait dans ces mots.

Mais fille de roi, elle priait aussi pour son père, son père qui dirigeait le monde et dont elle attendait le retour. Sa dame de compagnie disait que lorsque le roi reviendrait, Gabrielle découvrirait son époux et réaliserait enfin sa destinée. Ce jour-là, en s'agenouillant au bord du lac, Gabrielle vint prier non pas pour cet accomplissement, ni même pour la victoire du roi. Elle vint prier pour son père. Elle fit les gestes rituels réservés d'ordinaire au temple. Elle traça dans la neige, du bout des doigts, un large demi-cercle. Toujours à genoux, elle baissa la tête et noua les mains sur sa poitrine. Ensuite, elle attendit. Elle attendit que le silence s'élève, que tout autour d'elle se fige, que la neige même cessât de respirer.

 

« Mon père... » murmura-t-elle alors.

 

Parce que lorsqu'elle priait, elle s'adressait à lui comme s'il pouvait l'entendre.

 

« Mon père, répéta-t-elle, cela fait aujourd'hui deux ans que vous êtes parti. Deux ans depuis ce funeste jour qui vous a arraché à votre peuple bien-aimé, et à moi, votre humble servante. Mon père, en ce jour anniversaire de votre plus grand honneur et de ma plus grande tristesse, je prie pour que ces mots d’aile en aile vous rejoignent. Un jour vous reviendrez, je le sais, et que ce jour arrive demain ou dans un an, Dieu le décidera. Soyez assuré que ma foi envers Lui demeure entière, tout comme mon amour pour vous. J'attends votre retour, ô mon père, et je prie en espérant qu'il se produira bientôt. »

Gabrielle traça une fois de plus le signe rituel dans la neige, puis elle se releva lentement, pesamment. Elle avait envie de pleurer. Peut-être était-ce le froid qui amenait ces larmes dans ses yeux, peut-être était-ce simplement le sentiment de sa propre solitude, elle ne savait plus. Elle serra l'attache de son manteau, presque heureuse de sentir le vent fouetter ses vêtements humides. A quelques pas de là l'attendait Argo, sa monture, sa fierté en ces jours si monotones. Il était temps de rentrer, elle en avait conscience. Elle lança un dernier regard vers le lac, le seul horizon ouvert que lui offrait sa vie, et de son âme monta un appel tout simple, presque désespéré. « Seigneur. » songea-t-elle. « Seigneur, faites qu'il nous revienne, si telle est votre volonté ». Tandis que les mots ressentis plus que pensés résonnaient en écho sans fin dans son esprit, elle se retourna pour prendre le chemin du retour. La surprise la cloua sur place. Devant elle, silencieux, imposants, se tenaient quatre hommes en armes vêtus de noir.

l'observaient ainsi. A leur tête, elle reconnut le capitaine Montferrand, responsable de la multitude de gardes qui protégeaient le château. La première pensée de Gabrielle fut qu'il était arrivé quelque chose à son père. Elle fit un pas en avant, l'esprit empli de panique, les mains déjà tremblantes.

 

« Capitaine ? » murmura-t-elle dans un souffle presque moribond.

 

« Altesse. » répondit l'homme avec une brève révérence.

 

Sa voix grave et ample résonnait haut. Gabrielle avança encore, comme si la proximité physique accomplie au prix d'un immense effort allait réduire à néant avant même qu'ils ne soient prononcés les mots du capitaine.

 

« Est-ce que... est-il arrivé quelque chose ? » demanda Gabrielle.

 

Montferrand promena un large regard sur les environs, poussa un soupir.

 

« Vous avez été une vraie prêtresse, Altesse. » déclara-t-il.

 

« Que... comment ? » fit Gabrielle, stupéfaite.

« Oui, vous avez prié. » reprit le capitaine sans paraître l'entendre. « Depuis des années vous intercédez auprès de Dieu pour nous. C'était votre destinée. Mais Dieu exige toujours de nous de plus grands sacrifices. La guerre que mène notre seigneur le Roi fait partie de ces sacrifices nécessaires. Votre mort également. »

Gabrielle s'immobilisa net. Soudain la panique qui mordait son âme et faisait frissonner sa chair relâcha un peu son emprise. Les mots du capitaine pénétrèrent sa conscience avec une clarté totale. Gabrielle comprit chacun d'entre eux, et tout ce qui faisait d'elle une femme de rêves brisés se révolta.

« Ma mort ? » murmura-t-elle. « En quoi ma mort servirait-elle les desseins de Dieu ? »

« Le royaume doit survivre avant tout. » répondit Monteferrand. « Et il survivra, quel qu'en soit le prix. Mais si cela doit compter pour le jour de mon jugement, Altesse, j'aurais préféré ne pas être celui qui aurait le devoir de faire ceci. »

Il tendit le bras. Dans sa main brillait une arbalète armée, une arbalète dirigée droit sur Gabrielle. A cet instant, l'héritière du plus grand empire que mémoire d'homme ait connu, la prêtresse du seul vrai Dieu de ce pauvre monde, n'eut qu'une seule pensée. Elle songea à sa mère, en toute simplicité. Sa mère dont elle ne gardait aucun souvenir, sa mère qui n'avait été jusqu'à présent pour elle qu'un mot vide de sens. Gabrielle, au moment de mourir, songea à sa mère, et songea qu'elle allait pouvoir enfin la rencontrer. Cet espoir-là, glacé au fond de son âme depuis l'enfance, fit qu'elle redressa fièrement la tête pour dévisager la mort en face. Et qu'elle vit le destin prendre fait et cause pour elle.

 

Parce qu'elle avait les yeux fixés sur l'arbalète, le déclic du mécanisme lui sembla déchirer l'air. D'un geste purement instinctif, Gabrielle tendit la main devant elle. Puis tout se précipita. Elle crut sentir un souffle près de son visage, comme si le vent au moment de sa mort voulait lui accorder une dernière caresse. Le carreau de l'arbalète brilla au soleil, elle l'entendit vibrer dans les airs. Soudain une forme sombre et immense jaillit. De nulle part, lui sembla-t-il. Elle eut le temps de remarquer que les hommes en armes devant elle reculaient tout à coup, sans que son esprit en soit vraiment conscient. Puis une main se tendit, comme au ralenti, se referma sur le carreau en plein vol, stoppant la mort en marche. Et la forme se déplia, lentement, si lentement qu'on aurait dit une montagne qui s'ébranle, lui masquant la vue. Gabrielle recula alors, parce que ses jambes soudain la trahissaient.

 

« On ne s'attaque pas à une femme sans défense. » dit alors une voix grave, rauque, presque un grondement de fauve.

 

« Qui que tu sois, cria le capitaine de Montferrand, tu viens de signer ton arrêt de mort ! »

« ô Dieu » pria désespérément Gabrielle. Son corps continuait de reculer alors même que tout son esprit la poussait en avant, lui hurlait de faire quelque chose. Le résultat fut qu'elle trébucha et tomba assez lamentablement. Mais pendant tout ce temps, elle garda les yeux fixés sur l'immense silhouette qui s'était interposée entre elle et les soldats. Dans le corps sombre, vêtu de noir, dans l'attitude ramassée qui était la sienne, elle reconnut Gaëtan. Et qui cela aurait-il pu être d'autre ? Qui attendait près de Montag qu'elle ait enfin terminé sa prière pour la ramener au château ? Il n'y avait pas âme qui vive dans cette partie du parc, c'était d'ailleurs la raison pour laquelle Gabrielle s'y réfugiait si souvent. Le capitaine de Montferrand le savait, bien sûr, cela faisait partie de ses attributions. Et le sachant, il ne lui avait sans doute pas été trop difficile de mettre au point cette... cette quoi ? Cette attaque ? Cet assassinat ? Il voulait vraiment la tuer ? Gabrielle s'agenouilla dans la neige, la scène fixée devant ses yeux comme en suspens.

 

« Capitaine ! » s'écria-t-elle. « Capitaine, ne faites pas cela ! Rien ne vaut cela ! Le prix d'une vie est... »

Elle n'eut pas le temps d'achever sa phrase. Poussant un grognement effrayant, les trois soldats du capitaine partirent à l'attaque. La silhouette sombre, la montagne dressée devant eux, Gaëtan enfin, bougea à son tour. Plus vif que l'éclair, il évita le premier homme, réussissant en s'écartant à le pousser la tête la première dans la neige. Cette feinte lui fit cependant perdre quelques secondes et quand il reprit position, les deux autres soldats se tenaient devant lui. Chacun d'eux avait sorti son sabre. Pendant un instant, il sembla que le temps avec clémence les figeait dans cette figure du juste avant la mort.

« Tuez-le ! Tuez ce bâtard ! » cria alors Montferrand.

Les soldats obéirent avec une discipline qui faisait honneur à leur réputation. Ils attaquèrent ensemble, d'un geste quasiment identique ; leurs sabres fendirent l'air et ne trouvèrent que le vide. Gaëtan avait bondi. Bondi par-dessus leur tête, en un saut stupéfiant de hauteur et de rapidité. Lorsqu'il toucha le sol, juste derrière les soldats, il fit quelque chose que Gabrielle ne réussit pas à distinguer. L'un des hommes décolla et alla s'écraser contre un arbre, quatre bons mètres plus loin. Il resta inanimé. L'autre pivota sur lui-même, effectua un moulinet avec son sabre. Du poignet, Gaëtan para le coup qui visait sa poitrine. Il enchaîna très vite, avec une série de mouvements presque indistincts tant ils étaient rapides,et quand il s'immobilisa enfin, le soldat gisait sur le sol. Ce fut alors que le capitaine de Montferrand braqua son arbalète sur lui.

«Gaëtan! » cria Gabrielle avant même de comprendre ce qui se passait.

 

Le palefrenier leva les yeux dans sa direction, vit son visage figé d'horreur et tenta de se reculer. Le mouvement à peine esquissé fut tout juste suffisant pour lui sauver la vie. Il y eut un bruit de déchirement comme le carreau frappait son flanc, puis Gaëtan hurla, un hurlement comme jamais encore Gabrielle n'en avait entendu, un hurlement de bête sauvage. Montferrand rechargeait l'arbalète, ses mains tremblantes le gênaient. Avant qu'il ait pu terminer, Gaëtan avait bondi sur lui. D'un revers de main, le palefrenier fit voler l'arbalète qui retomba à plusieurs mètres dans la neige. De l'autre, il saisit Montferrand au collet et le souleva littéralement du sol, le projetant contre un arbre par la seule force de son bras. Gabrielle entendit un craquement sec. Puis Montferrand s'écroula et demeura inerte sur le sol. Sa tête penchait selon un angle bizarre. Gabrielle sentit monter un cri d'horreur dans sa gorge en comprenant soudain qu'il était mort. Mort. Tué à mains nues. Tué sous ses yeux. Et lorsque Gaëtan pivota lentement vers elle, une main collée contre son flanc, le visage livide, Gabrielle ne put retenir un gémissement de pure terreur.

 

« Il faut partir, Altesse. » dit alors la voix rauque et sombre de celui qui chuchotait dans ses rêves. « D'autres vont venir. Il faut partir. »

Son esprit ne réussissait pas à articuler d'autre pensée. Cet homme était mort. Elle le connaissait depuis presque dix ans, il avait veillé sur sa sécurité comme sur celle de tous les habitants du château, il avait prié auprès d'elle chaque dimanche depuis le départ du Roi, et maintenant, il était mort. Il avait voulu la tuer, et il était mort. Est-ce que le monde devenait fou ? Perdait-elle la raison ?

 

« Altesse. » répéta Gaëtan. « Il faut partir. »

 

Par un effort de tout son être, Gabrielle réussit à détacher les yeux du corps étendu de Montferrand, les ramena vers le palefrenier debout devant elle, sa silhouette immense se découpant à contre-jour.

 

« Vous l'avez tué. » dit-elle.

 

« Oui. répondit Gaëtan. Il est mort. Personne ne peut plus rien pour lui, maintenant. Levez-vous, Altesse. »

Et il tendit la main. Gabrielle la regarda longuement, cette main tendue, incapable de comprendre sa signification. Alors, avec lenteur, comme au ralenti, Gaëtan se laissa tomber à genoux dans la neige. Le visage très pâle, crispé de souffrance, ses yeux enflammés par quelque chose qui ressemblait à de la colère, il parut à Gabrielle presque douloureusement familier, comme si elle avait subi de toute éternité ce regard baissé vers elle, comme si Gaëtan lui parlait au-delà des mots et de la mémoire.

« Écoutez-moi. » articula lentement l'homme qui venait de tuer pour elle. « Nous allons nous lever. Nous allons nous lever et partir d'ici, ensemble. Personne ne nous fera de mal. Vous comprenez ça ? Vous comprenez ce que je dis ? »

Silence. Puis Gabrielle hocha la tête. Elle posa sa main, tremblante et froide, dans celle que tendait toujours Gaëtan. Elle se sentit alors relevée presque malgré elle, debout sur ses pieds avant même d'avoir compris ce qui lui arrivait, entraînée par une force telle qu'elle n'en avait jamais connue. Et elle s'abandonna. Parce qu'il fut là lorsque tout bascula, c'est vrai, mais aussi parce qu'il était là bien avant, au plus près de son âme, elle se rendit à lui.

30 octobre 2012

L'hiver finira un jour, chapitre 6

Il fut là, bien sûr, lorsque tout bascula. Il fut là bien avant. Il était en elle, depuis le premier jour, depuis l'instant où elle l'avait aperçu, solitaire et silencieux au milieu de la foule. Silencieux, ce fut exactement ce qu'il demeura pour elle pendant une éternité. Elle le vit arriver un matin, menant Montag par la bride, et son cœur se figea. Elle aurait dû s'y attendre, sans doute. Après tout, il était palefrenier. Tôt ou tard, le hasard l'aurait désigné pour lui servir d'escorte. Curieusement, elle n'y avait jamais songé. Mais à présent, il était là, silencieux, impassible, exact reflet de ses rêveries. Il ne prononça pas un mot. Même au cœur de la forêt, loin de toute civilisation, il demeura muet. Et Gabrielle ne lui posa jamais la moindre question. Il lui semblait que la réalité de sa présence ne tenait qu'à un fil. Humble, les yeux perpétuellement baissés selon la coutume, le palefrenier dont elle ignorait le nom devint partie intégrante des promenades libératrices. Il marchait derrière Gabrielle, toujours, d'un pas long et puissant qui lui permettait de suivre sans peine le rythme de Montag. De temps en temps Gabrielle se retournait sur sa selle, motivée par l'inquiétude diffuse que tout cela n'était qu'un rêve, que cet homme distant et muet n'existait que dans son imagination. Chaque fois, sa vue provoquait en elle le même minuscule ébranlement. Parce que leurs ballades étaient longues, il s'habillait plus chaudement, à la manière traditionnelle. Il portait une immense écharpe autour du cou, qui voilait presque la totalité de son visage ; il arborait les mêmes jambières rouges que Gabrielle avait déjà remarquées,et puis quelque chose d'autre ceignait sa taille, une ceinture sans doute, mais qui ne ressemblait en rien aux tenues des autres palefreniers. Il n'avait jamais de gants. Il semblait insensible au froid comme à la fatigue. Il semblait droit sorti d'un songe.

 

 

 

Pourtant, il était là. Il fut là longtemps, fantôme sombre et familier. Gabrielle apprit en sa présence que les silences pouvaient prendre différentes formes. Elle apprit à reconnaître ceux qui l'excluaient, elle et le reste du monde ; elle eut parfois l'impression, aussi, que certains se faisaient muraille autour de sa propre voix, comme pour mieux la faire résonner. Alors elle parla, souvent, et sans attendre aucune réponse. Elle parla dans l'espoir de repeupler son monde. En ces instants, le parc et sa vie lui appartenaient de nouveau. Les choses retrouvaient sens sous ses mots. Elle ne dit rien d'elle-même parce qu'elle ignorait posséder quelque chose qui soit de son âme. Mais elle racontait le monde. Elle le fit à voix haute, dans la joie libératrice de ces promenades sans but, elle le fit sans aucune conscience de la portée de ses mots. Elle fut sincère. Chaque jour, elle vivait trois heures de bonheur. Il lui arriva souvent de descendre de cheval et d'aller observer de plus près quelque buisson recouvert de neige. Elle aimait particulièrement s'arrêter près du lac, fascinée par sa surface gelée.

Son compagnon silencieux gardait Montag pendant ces étapes toujours un peu longues, sans jamais manifester la moindre impatience. Ainsi s'installa entre eux une sorte de rituel. Pour Gabrielle, il s'intégra au sentiment de bonheur qui était le sien si étroitement que bientôt, elle ne réussit plus à les dissocier. Elle s'y abandonna car telle était sa nature. Et il fut là quand tout bascula, mais il fut là longtemps avant, comme une extension de son âme.

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25 octobre 2012

L'hiver finira un jour, chapitre 5

Le maître des écuries avait semblé très honoré de la recevoir. Petit et massif, il paraissait bien peu fait pour chevaucher les bêtes fantasques qui faisaient la réputation du royaume. Il portait un manteau énorme, doublé de fourrure, et durant son discours interminable, Gabrielle ne put détourner les yeux du col de son vêtement, à l'endroit où son cou disparaissait. On aurait dit que sa tête était posée directement sur ses épaules. Bien plus tard, après que le chaos ait bouleversé sa vie, Gabrielle se souviendrait de ce détail comme du dernier instant d'ignorance qui lui fut offert. Elle l'aima bien, ce petit homme ventripotent si fier de ses chevaux. Elle l'écouta avec indulgence, parce qu'il était nouveau, et définitivement étranger à son monde. Il lui parla de choses dont elle ignorait tout, dont à vrai dire elle se moquait. Elle voulait juste son cheval. Elle n'avait plus monté depuis son enfance ; elle n'était d'ailleurs pas très sûre de savoir encore comment s'y prendre, mais elle avait bien l'intention d'essayer. Le petit homme lui assura que sa nouvelle monture lui conviendrait à merveille, parce que, n'est-ce-pas, des écuries royales ne sortaient que les meilleurs chevaux. Gabrielle approuva cette affirmation qu'elle n'avait même pas entendu. Elle contemplait le cadeau du seigneur Caron. Pour la première fois depuis le départ de ce dernier, elle avait envie de sa présence. Elle avait envie qu'il lise dans ses yeux la joie dont il l'avait remplie. Mais il n'était plus là, personne n'était là qui soit susceptible de comprendre. Alors elle se promit intérieurement que dès son retour, le seigneur Caron saurait ce qu'il avait fait pour elle.

Au début, ce don merveilleux se résuma surtout à des rêves. Gabrielle possédait un cheval, certes, et un cheval magnifique, mais qui était aussi l'un des étalons les plus sauvages des écuries. Bien que dressé, il avait tendance à redouter les étrangers. Gabrielle dut donc apprendre la patience, durant ces longs jours où elle se contenta de promener l'animal dans le parc, entourée d'écuyers prévenants et de gardes silencieux. Tout le monde semblait avoir peur pour sa sécurité. On lui refusa longtemps de monter ce cheval incertain. Comme disait avec orgueil le maître des écuries, ici, c'était la bête qui choisissait son cavalier et non l'inverse. Gabrielle fit de son mieux pour se conformer à cet usage. Dans le froid, au mépris des conseils avisés de sa dame de compagnie, elle accorda des heures au nouveau rêve qui envahissait son existence. Ses efforts furent récompensés lorsqu'enfin, on lui permit de monter. Ce furent d'abord de très brèves promenades, un écuyer tenant la bride, un autre suivant à cheval pour éviter tout incident. Puis elle eut le plaisir de guider elle-même sa monture, toujours soigneusement encadrée. Enfin, elle fut libre. De manière très relative, bien sûr, car elle ne montait jamais seule, et la présence d'un écuyer auprès d'elle imposait celle d'un garde. Mais elle s'en moquait. Ces hommes silencieux ne la gênaient guère. Pendant environ une semaine, elle goûta à pleines bouffées le plaisir de redécouvrir le parc de son enfance au cœur de l'hiver. Son cheval l'emmenait partout ; nerveux et peu coopératif, il semblait avoir son idée sur l'itinéraire à suivre. Au début, Gabrielle lui imposa les voies tracées dans la neige. Elle apprit peu à peu à se laisser mener, au gré des fantaisies de sa monture, certaine qu'il la ramènerait toujours à bon port. Il se nommait Montag.

Petit, il se différenciait des autres chevaux par sa robe claire, presque crème, qui semblait palpiter de vie lorsque le vent la caressait. Il n’appartenait pas tout à fait à ce monde et pour cette raison, Gabrielle l'aimait. Elle aimait aussi le respect nouveau qu'il lui arrivait de lire dans le regard de ses servants lorsqu'elle revenait de ses longues ballades. Elle aimait même l'admiration mêlée d'inquiétude de Béatrice, sa dame de compagnie. Il semblait qu'elle avait changé de statut. Cela finit par transparaître concrètement, lorsqu'au lieu d'écuyers on lui envoya des palefreniers chargés de la suivre à distance. De simples palefreniers, sans chevaux ni armes, des serviteurs parmi tant d'autres. Ce changement entraîna la disparition de son escorte militaire. Que pouvait-il lui arriver dans le parc, semblaient avoir pensé ceux qui dans l'ombre œuvraient à sa sécurité ? Il apparut que la réponse était : rien. Et ainsi, elle goûta la liberté. Ainsi, elle sut vraiment ce que lui avait offert le seigneur Caron. Elle ne se demanda jamais pourquoi le fidèle allié de son père l'avait fait, elle se contenta d'en savourer la saveur. Elle était Gabrielle, une femme qui vivait de songes. Elle vécut celui-là jusqu'à l'ultime seconde. Et puis le songe devint cauchemar.

 

 

 

21 octobre 2012

L'hiver finira un jour, chapitre 4

Le seigneur avait parlé longtemps, assez longtemps pour que Gabrielle s'évade de son discours si grandiloquent et gagne le territoire des rêves. Elle avait pourtant entendu chaque mot, comme toujours ; elle savait écouter même lorsque son esprit voyageait à des lieux de son quotidien.

« J'espère que votre route sera douce. » dit-elle lorsque le seigneur se tut enfin.

Du coin de l'œil, elle remarqua qu'il la dévisageait. Elle se sentit vaguement agacée de cette marque d'attention, et s'en voulut.

« N'êtes-vous pas un peu triste de me voir partir, Madame ? » demanda le seigneur.

Gabrielle lui fit la grâce d'un sourire.

« Votre absence nous affligera tous. » dit-elle avec sincérité. « Mais mon cœur trouvera consolation de vous savoir auprès de mon père, seigneur Caron. »

« Je saurai être pour lui ce que vous voudriez que je sois. » déclara l'homme en s'inclinant. « Je reviendrai avec votre père, ou je ne reviendrai pas. Cependant, vous laisser seule ici m'est une souffrance, Madame. J'apprécierai que vous acceptiez un gage de ma fidélité. »

Gabrielle sourit encore, sans aucune joie. Rien ne pourrait jamais adoucir la peine qui était la sienne. Elle n'avait qu'un seul échappatoire, ses rêves. Mais elle n'eut pas le cœur de refuser au plus fidèle serviteur de son père l'illusion qu'il réclamait. Il avait eu pour elle tous les égards, essayant d'imposer sa présence comme s'il avait eu les moyens d'effacer une solitude infinie. D'une certaine façon, elle lui en était redevable. Aussi accepta-t-elle son présent, sans même savoir de quoi il s'agissait, par simple sentiment de devoir. Et en le faisant, elle infléchit sa destinée. Le seigneur Caron lui offrit la seule chose qui pouvait encore l’arracher à son monde d'ombres et de silence. Par la grâce d'un dieu clément, lui qui n'avait jamais su toucher son cœur devint soudain le pourvoyeur de vie. Il n'en eut sans doute aucune conscience. Elle non plus, pas sur l'instant, pas avant une éternité. Portant, elle eut le mérite de ne pas tourner le dos au destin lorsqu'il se présenta à elle. Cela tenait à la fois du hasard et de sa personnalité. Elle était fille de roi, héritière de l'empire le plus vaste que l'histoire humaine ait connu, élevée au rang d'oracle par un peuple dont elle ne connaissait rien, elle était fille de roi et de sa vie entière, elle ne l'avait jamais su. Elle était Gabrielle. Une femme cloîtrée, brisée de solitude, une femme à la recherche de ses racines. Une femme qui vivait de songes. Le seigneur Caron lui donna la réalité en cadeau, et il la lui donna de la manière la plus triviale : il lui offrit un cheval.

C'était un présent de valeur dans ce monde où le cheval faisait et l'homme et les rois, c'était un présent de valeur et c'était la liberté. Gabrielle en fut éperdue de reconnaissance. Elle en accepta la signification, écouta les promesses fidèles du seigneur Caron, laissa monter de son âme la sincère gratitude qui est le premier lien entre les hommes. Le seigneur partit vers son père avec sa parole presque engagée dans la mémoire, parole dont il était sûr d'obtenir le don à son retour. Rien d'autre ne l'intéressait. Ainsi Gabrielle lui accorda-t-elle ce qu'il désirait simplement parce qu'au travers de son présent, elle avait cru qu'il comprenait la détresse qui était la sienne. Elle se trompait. Mais lui aussi commettait une erreur. Gabrielle allait bientôt découvrir que le cadeau du seigneur Caron était simplement un signe du destin. Le reste, elle dut l'apprendre seule. Sur le chemin qui s'ouvrait à elle, les songes bientôt n'auraient plus de valeur. La réalité envahissait sa vie.

 

20 octobre 2012

What if... partie 2

« Des cendres de l'ancien monde doit jaillir un ordre nouveau », disaient les lettres gravées coup à coup sur la pierre qui avait scellé de toute éternité la triste existeced'Eric Lensherr. Ces mots jamais prononcés, Charles avait le sentiment de les entendre résonner sans fin dans son esprit, comment autant d'épitaphes pour les 6 millions de juifs qu'un seul homme et l'inertie de tous les autres avaient condamnés à mort. C'était sa damnation qu'il lui semblait percevoir dans l'aveu d'impuissance que constituait cette adjuration posthume. Car était-il possible de bâtir sur des cendres ? Et bâtir quoi ? Pour qui ? Le monde méritait-il vraiment de survivre après avoir commis ce crime sans commune mesure avec aucune atrocité jamais inventée par les hommes ? Eric Lensherr l'avait cru, lui. Mais Eric était mort, victime de nouveaux bourreaux venus succéder à ceux qui avaient détruit les siens, victime de sa propre foi, au bout du compte, parce qu'il est si vrai que l'homme est l'artisan de son malheur. Charles n'avait jamais ressenti avec la même clarté que son ami l'enjeu du combat que celui-ci prétendait livrer en dépit de la réalité. Il suffisait d'attendre, répétait-il autrefois, lorsque les temps étaient différents, lorsqu'Eric encore l'écoutait. Oui, attendons, mon ami, attendons que l'homme arrête sa course folle, attendons une respiration dans le chaos, et alors, alors, quelqu'un nous entendra. Il suffira d'un seul dans la multitude, car celui-là sera comme un flambeau porté au-dessus des ténèbres, le monde s'éclairera de nouveau. Un homme suffit, Eric, pour changer tous les autres. Attendons qu'il nous entende.

Mais personne n'était venu. Personne ne le pouvait, sans doute, personne n'était à blâmer. La perte de cet espoir-là avait détruit Eric Lensherr bien davantage que la balle qui devait, quelques années plus tard, achever par une dernière absurdité sa vie échafaudée de souffrances successives. Eric était mort d'avoir cru en vain. Il n'y avait en pour lui ni rédemption ni apaisement dans le combat qu'il avait voulu livrer pour éviter au monde un nouvel holocauste. Il s'y était consumé, et ses cendres avaient rejoint celles de son peuple dans le même silence indifférent.

Charles songeait parfois combien il était injuste d'accorder à cette mort-là plus d'importance qu'aux millions d'autres qui s'étaient produites depuis. Sans doute, en venant honorer son ami défunt, pleurait-il davantage sur ses propres illusions perdues que sur la disparition de l'homme qui avait été presque son frère. Et sans doute devait-il voir dans ce fait inique la simple preuve de sa vieillesse. Il est naturel, lorsque tant de temps passe, de regretter ce qui aurait pu être et n'est jamais advenu. Les remords augmentent au même rythme que la douleur envahit un corps usé. Les remords étaient un fardeau dont Charles Xavier appréciait chaque jour un peu plus la douce amertume. Il avait peine à croire qu'autrefois, il avait partagé l'espoir d'Eric Lensherr. Lui qui avait sondé jusqu'aux tréfonds la noirceur de l'âme humaine, moins que tout autre pouvait se laisser aveugler par un rêve. D'ailleurs, avait-il vraiment ressenti la même volonté de se battre que son ami ? Aujourd'hui, après des années de réflexion, pouvait-il regarder cette tombe et affirmer sans mensonge avoir accompli tout ce qui pouvait l'être pour aider le monde à grandir vers le meilleur ? Oh, il avait essayé, bien sûr, à sa façon. Il avait écrit, admonesté, supplié. Il avait prié, même. Alors que le simple fait que son ami ait survécu en voyant mourir toute sa famille était l'éclatante preuve de la non-existence de Dieu, il avait prié. Et lorsqu'Eric à ses côtés avait sombré dans le désespoir, il lui avait jour après jour répété qu'il suffisait d'attendre. Que tôt ou tard, quelqu'un entendrait. Que l'histoire du monde le prouvait, il existait toujours un homme pour porter le flambeau. De tous les remords qui hantaient aujourd'hui Charles Xavier, celui-ci était le plus terrible. Non parce que personne n'avait finalement entendu leur appel, mais parce qu'en affirmant que c'était possible, lui-même avait menti. D'une certaine façon, à un niveau enfouie de sa conscience, il avait su qu'Eric prêchait dans le désert. Comme il savait toute chose. Comme il savait qu'en matière de cruauté, l'humanité serait toujours insatiable. Comme il savait que lorsqu'on meurt, rien ne reste de soi, pas même le souvenir. Comme il savait que Dieu n'existe pas.

Mais il était faible. Et Eric était fort. Et Eric l'avait entraîné dans sa quête sans espoir. « Des cendres de l'ancien monde doit jaillir un ordre nouveau », tels étaient les mots que Charles avait fait graver, coup à coup, sur la pierre tombale de son ami. Tels étaient les mots qui avaient recueilli ses larmes, année après année, alors que le monde sombrait dans le chaos et que le souvenir du combat qu'avait voulu mener l'homme nommé Eric Lensherr se perdait irrémédiablement. L'ancien monde avait bel et bien disparu. Mais celui qui avait surgi à sa place ne recelait que davantage de souffrances et de morts, car l'être humain n'apprenait rien de son passé. Dans cette réalité, Charles n'avait plus de voix pour honorer celui qui avait donné sa vie en vain. . Tout le reste était poussière. Il suffisait peut-être d'un seul homme pour éclairer les ténèbres, mais si c'était vrai, alors cet homme-là n'était jamais né.

19 octobre 2012

What if... partie 1

Disclaimers : les personnages des X-men ne m'appartiennent pas. Je les "emprunte" le temps de leur réinventer une petite vie, pour le plaisir et sans aucune recherche d'intérêt.

 

Il s'était passé quelque chose. Cette pensée n'avait jamais vraiment quitté son esprit, jamais non plus elle n'avait tout à fait franchi le barrage de sa conscience formulée. Elle rôdait au centre de ce qui fondait son être, naissait du profond sentiment d'injustice que les années passant lui avaient inspiré, se nourrissait impitoyablement de chaque nouvelle humiliation subie, grandissait en silence pour venir gronder dans les ténébreux cauchemars qui lui tenaient lieu de sommeil. Il s'était passé quelque chose.

Quelque chose qui n'aurait pas dû se produire, ou peut-être était-ce plutôt quelque chose qui aurait dû advenir sans jamais en avoir eu l'occasion. Comment aurait-il pu le savoir, lui dont la conscience toute entière n'était tournée que vers le présent, vers l'effort infini que constituait le simple fait de vivre un nouveau jour après l'autre ? La vérité n'avait aucun sens pour lui. La vérité était un luxe qu'il n'avait jamais eu les moyens de s'offrir. Et d'une certaine manière, la perversité de son caractère le poussait à fuir tout ce qui aurait pu, même indirectement, l'amener à s'interroger sur son devenir. Il réagissait, simplement. C'était cette attitude qui avait toujours garanti sa survie, il n'avait donc aucune raison de la remettre en cause.

D'ailleurs, même s'il s 'était passé quelque chose... oui, même si un événement ancien était advenu qui put d'une façon ou d'une autre expliquer sa situation présente, à quoi servait-il de le savoir ? Il n'y pouvait rien changer. Il était aussi démuni du haut de ses expériences qu'un enfant à peine sorti du ventre de sa mère. L'univers autour de lui n'engendrait que haine et fureur. Lutter ne signifiait rien, lutter était un mot aussi vide de sens que la singulière destinée de son existence. Dans le monde tel qu'il existait, seules comptaient les secondes écoulées, l'une après l'autre, ces secondes interminables durant lesquelles il était possible de respirer, de manger, de dormir parfois, de courir toujours. Dans sa mémoire enfouie s'était peut-être inscrite une autre histoire, un ailleurs possible qui n'avait pas eu lieu, un chemin différent et inimaginable. Mais il n'en avait cure. Ses seules certitudes tenaient à la force de ses bras, au courage qui les animait encore, à la volonté informe dont son cœur était empli. Il ne rêvait pas, car même les cauchemars qui venaient le hanter ne lui appartenaient pas. Et tant qu'il ne rêvait pas, toute vie lui était refusée. Mais il survivait. Il ne savait ni pourquoi ni comment, il ne possédait aucun mot pour dire la souffrance éternelle qu'était le simple fait d'être encore, malgré tout, un être humain au cœur du chaos. Parce qu'il s'était un jour passé quelque chose, sa vie sur cette terre devait être un enfer. Et si cette pensée ne quitta jamais son esprit, il fut long, oui, très long, à en prendre conscience. Si long que l'espoir en lui dut mourir totalement avant de renaître. Mais alors il devint l'homme qu'il aurait été si, autrefois, tant d'années plus tôt, quelque chose ne s'était pas produit.

19 octobre 2012

Chapitre 3

Aucun rêve ne peut se soumettre à la réalité. Dans les rêves, les choses sont mouvantes, vraies et trompeuses à la fois. Mais dans le réel, elles peuvent être magnifiques. Simplement magnifiques.

C'était une vérité difficile à appréhender. Gabrielle n'arrivait pas à s'en convaincre. Pour elle, les rêves possédaient une supériorité indéniable sur la réalité. Ils lui permettaient de rester libre. Ce ne fut sans doute pas le moindre mérite de leur rencontre que de la libérer de ses illusions.

Pourtant, était-ce vraiment une rencontre ? Ne s'agissait-il pas plutôt d'un rêve qu'elle poursuivait ? Elle n'aurait su le dire. Très vite, d'ailleurs, elle n'y attacha plus d'importance. L'instant arriva où rêve et réalité se confondirent dans une immense clarté qui lui sembla d'une évidence confondante. A leur deuxième rencontre, le destin était consommé. Cette fois-ci, Gabrielle recherchait l'homme silencieux et farouche qui nourrissait ses rêves. Elle voulait le voir, et le redoutait en même temps. Elle savait qu'il ne soupçonnerait pas sa présence, mais cela n'empêchait pas son cœur de battre follement, ni ses paumes de transpirer. Elle choisit son habituel point d'observation, au sommet de la colline ; arqueboutée contre le froid, elle attendit. Elle attendit longtemps, si longtemps que le givre perlait à ses paupières. Elle vit les palefreniers effectuer leur promenade quotidienne, mais iln'était pas parmi eux. Elle en était sûre, elle savait qu'elle l'aurait reconnu. Elle fut surprise d'en ressentir une telle déception. Qu'espérait-elle donc de le revoir ainsi, en cachette, comme une voleuse ? Rien, et tellement à la fois. Une lueur dans sa nuit interminable. Un soupçon d'étrangeté pour effacer le quotidien si morne de son existence cloîtrée. Quelque chose, enfin, quelque chose. Alors elle ne se rendit au froid que lorsque le dernier palefrenier disparut, déçue et frustrée de cette attente sans but, son rêve perdant un peu de chaleur. Elle reprit le chemin du château. Elle longea la haie d'aubépines dont l'odeur demeurait pour elle synonyme de prison, bifurqua vers l'allée qui contournait l'étang gelé, cherchant à retarder les retrouvailles avec sa dame de compagnie. Comme elle s'immobilisait pour observer le ciel, elle entendit un frémissement sous les arbres. Elle pivota, surprise, déjà effrayée. Et elle le vit. Debout, une main sur sa poitrine, l'autre retenant une branche chargée de neige, il la fixait de son regard hallucinant. Gabrielle resta muette. Elle ne l'avait pas imaginé si grand, ni si majestueux dans sa tenue d'écuyer. Il aurait presque pu passer pour un aristocrate. Mais il ne se conduisait pas comme tel. Sans la saluer, sans même marquer son rang d'une quelconque manière, il déclara soudain, avec calme :

 

« Merci. »

 

Ce fut tout. Un simple mot. Gabrielle l'entendit à peine, et ne comprit pas ce qui l'avait provoqué. Cet inconnu la remerciait, mais elle ignorait de quoi. Il lui sembla que cela n'avait aucune importance, parce qu'après tout, il était là.

 

« Qui êtes-vous ? » demanda-t-elle dans un murmure.

 

L'homme baissa la tête sans répondre. Il ne manifestait aucune intention de partir, il se tenait simplement là, immobile et silencieux. Gabrielle n'arrivait pas à croire à la réalité de son apparition. Elle ne voulait qu'une chose : connaître son nom, savoir enfin qui il était. Mais elle ne savait comment le découvrir.

 

« S'il-vous-plait, reprit-elle, dites-moi qui vous êtes. Dites-moi quelque chose ».

 

« Je suis votre serviteur. » déclara l'homme.

 

Une formule dont Gabrielle ne devait saisir le véritable sens que bien plus tard. Elle l'avait déjà entendue cent fois, dans la bouche d'hommes et de femmes qui étaient censés la défendre et qui la retenaient prisonnière de ce château. Elle n'y accordait aucune valeur depuis longtemps. Il s'agissait d'une phrase d'allégeance destinée à honorer son rang, et non elle-même. Elle fut déçue de l'entendre prononcée par le palefrenier. Elle ignorait ce que les mots signifiaient pour cet inconnu.

 

 

« Non, je veux savoir qui vous êtes. » insista-t-elle en s'avançant hardiment.

 

Après tout, elle était de sang royal. La voix de l'autorité s'exprimait par sa bouche. Elle n'en avait pas conscience, mais c'était ainsi que le percevait son entourage. Et sans le vouloir, elle provoqua exactement ce qu'elle redoutait.

 

« Je suis votre serviteur. » répéta l'homme.

 

Il avait une belle voix grave, presque rauque, qui flirtait avec le murmure. Sur ces mots sans grande portée, il recula, disparaissant comme à leur première rencontre.

 

« Attendez ! » protesta Gabrielle.

 

Son cri intervint trop tard. L'homme était déjà parti. Il laissait derrière lui le souvenir d'une voix, ample et sensuelle, et une frustration bien plus intense qu'avant son apparition. Pourtant, Gabrielle savait à présent qu'il était réel. Et que pénétrer dans le parc ne représentait apparemment pour lui aucune difficulté. Elle était presque sûre de le revoir un jour. Cet espoir rendit son cœur plus gai.

 

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